Auteur de bandes dessinées depuis trente ans, Emmanuel Lepage revient sur son aventure en Antarctique, qu’il dessine et narre dans sa BD-documentaire « La Lune est blanche », réalisé avec son frère François, photographe. Le voyage au 6ème continent se prolonge ici…
Quand l’Institut Polaire français Paul-Émile Victor vous propose de venir en Antarctique, quelle a été votre réaction?
J’étais surpris et très content ! On m’a quand même prévenu que j’allais souffrir à bord de l’Astrolabe, avec mon mal de mer…! J’ai tout de suite proposé au directeur de partir avec mon frère François, avec qui j’étais déjà parti à bord du Marion Dufresne pour la BD-documentaire en Terres australes.

Faire ce livre avec votre frère, qu’est ce que cela représentait pour vous ?
On a deux activités très différentes ; lui la photographie, moi le dessin. On n’avait jamais vraiment travaillé ensemble, sinon sur les Terres australes, où l’on avait eu l’occasion de faire une exposition : ce qui fonctionnait plutôt bien ! Pour l’Antarctique, j’ai tout de suite imaginé qu’on pouvait associer la photographie à la bande dessinée.
Comment vous est venue l’idée de ce format particulier de BD-documentaire ?
J’ai essayé d’imaginer cette forme particulière, qui associe le dessin, la bande dessinée et le texte, ce qui est très différent de ce que j’utilisais avant. J’ai vu que l’on pouvait réunir des univers graphiques variés, ce qui a déclenché mon envie d’expérimenter de nouvelles formes de narration en bande dessinée. Ma première BD-documentaire en Terres australes, « Voyage aux îles de la Désolation » a ouvert la voie à ce livre « La Lune est blanche ».
Avec ces « BD documentaires », vous arrêtez d’être le nez plongé dans les livres pour vivre à votre tour une aventure?
J’ai toujours aimé voyager, mais pour moi, la BD et le voyage étaient deux choses très distinctes. Je voyageais tout en faisant des carnets de croquis… J’ai mis vingt ans avant de publier mes premiers carnets ! Puis, petit à petit, ces deux univers se sont emboîtés naturellement, comme un puzzle, où se retrouvait à la fois mon goût du voyage, du croquis et de la bande dessinée, pour créer ce genre de BD documentaire.
Ces aventures en BD, c’est pour moi une autre façon de repartir ; je retrouve dans la création, les émotions que je peux avoir en voyage.
Qu’est-ce que vous aimez dans le dessin en voyage ?
Ce n’est pas que le dessin soit réussi qui m’importe en voyage. Quand je fais des croquis, c’est de voir ce qui se passe et comment je vais essayer de trouver des solutions pour contourner les difficultés, comme le froid, le manque de temps ou le mal de mer (ce bateau était épouvantable !)
Le dessin en voyage n’est pas du tout adapté aux conditions. Et c’est ce qui m’intéresse dans le croquis en voyage ; on est soumis à des éléments extérieurs que l’on ne maitrise absolument pas, donc il faut apprendre à synthétiser, à se souvenir d’un personnage, à savoir terminer le dessin de mémoire, etc. Ce qui revient à sortir de sa zone de confort et repousser ses propres limites.
Qu’est-ce qui est le plus dur sur ce type de BD documentaire ?
Le plus difficile est de savoir comment raconter une expérience vécue, à une personne étrangère à ce monde-là. Savoir créer un récit, faire passer des émotions, susciter l’empathie du lecteur. C’est d’être au plus juste de ce que j’ai vécu, sans être trop long, trop didactique, etc.
Départ d’abord annulé… le bateau bloqué… le raid incertain. Vous avez appris le lâcher-prise face à une nature qui a tout le contrôle : cela a-t-il été dur à gérer ?
Oui ça l’a été ! Je suis dans un métier où j’ai besoin de tout maitriser, ce que je fais dans mon quotidien. C’est la particularité de l’Antarctique : la condition pour survivre tient en la capacité de l’homme à s’adapter en permanence aux conditions. Je suis très impressionné par tous ces gens que j’ai rencontré, par leur professionnalisme, leur sang froid et leur capacité d’adaptation incroyable !

Il y a-t-il une forme de frustration quelconque sur ce genre de format?
Je parlerais plus de regret et non de frustration dans la BD. Quand un dessin ne me satisfait pas, je le recommence. C’est à la sortie du livre que je vois éventuellement des ratages dans la narration, où je me dis que j’aurais pu raconter telle chose différemment.
Les frustrations que je peux avoir restent dans le cadre du voyage, comme de ne pas être resté plus longtemps à la base Dumont-d’Urville. L’avantage du dessin, c’est que je peux pallier cette frustration ; faute d’avoir pu vivre sur place plus longtemps, j’y ai consacré plusieurs pages dans le livre par exemple.
En tant que dessinateur de BD, a-t–on aussi le syndrome de la page blanche ?
Oui je pense, mais il y a des choses pour éviter cette situation ! Quand je reviens d’un reportage comme celui-ci par exemple, partir sur des séquences historiques, créer un récit dans le récit peut être un moyen de ne pas se retrouver bloqué dans l’histoire.
Le reste du temps, quand je suis en atelier, chez moi, je dessine constamment des croquis pour alimenter mon imagination. Il y a des ratages et des jours où l’on est très mauvais, mais cela fait parti du métier !
Quels outils emportez-vous dans votre sac pour le voyage ?
Je me rends compte que je prends beaucoup d’outils, pour au final, revenir à l’essentiel : ma boîte d’aquarelles et ma bouteille d’encre. Le climat extrême de l’Antarctique réduit aussi le choix des outils! (Rires)
C’est comment de dessiner avec de gros gants ?
On n’a pas la même sensation c’est certain ! Il faut prendre le coup de main, car ce ne sont pas les mêmes sensations que l’on a à mains nues ! J’avais déjà, au cours de mon voyage à Tchernobyl, dessiné avec des gants en plastique très fins. On n’a plus la sensation du crayon, mais on s’en sort quand même!
Comme un reportage, préparez-vous en amont des idées, que ce soit dans le choix des couleurs ou du traitement du récit ?
Je n’aime pas partir en voyage avec l’idée de ce que je vais en faire ! Contrairement au reportage de presse, dans la bande dessinée je n’ai pas besoin de connaître et de détailler à l’avance les plans. Je ne connais d’ailleurs que très peu de choses sur l’endroit où je me rends. Le voyage m’apprend à me défaire de mes habitudes de travail.
Vous imposez-vous un rythme spécial de travail quand vous faites ce genre de BD reportage ?
Je ne dessine pas mes pages de livre en voyage, l’histoire se crée à mon retour. Pendant l’aventure, je ne fais que des croquis, je prends quelques notes, j’écris des mots, des bouts de conversation, des impressions.
Combien de temps vous a-t-il fallu avant de publier ce livre ?
Le voyage a duré deux mois. Une fois rentré, après une période d’environ quatre mois de gestation où les idées fusent, cela me demande un peu plus d’un an de travail pour tout créer.
Qu’est-ce qui vous a le plus touché sur ce projet ?
C’est le retour positif que j’ai eu venant des personnes rencontrées sur place et particulièrement l’équipe du raid qui m’a dit : « tu as réussi, par ta BD, à mettre des mots et des images sur ce que l’on vit et que l’on n’arrive pas à raconter à nos proches. »
Comment décririez-vous ce voyage en Antarctique ?
Je ne vais pas vous dire le froid… (rires) !
Je dirais d’abord le « blanc », j’entends par là le blanc dans toutes ses variations.
L’intelligence et la beauté des rencontres.
Enfin, la fraternité : avec mon frère, mais aussi ce lien qui unit tous ces gens et qui va bien au-delà de la mission.
De par son côté irréel, est-ce l’Antarctique qui vous a le marqué dans vos voyages ?
C’est certainement le voyage le plus rare, le plus lointain et le plus improbable qu’il m’ait été donné de faire ! Lorsque l’on se retrouve au milieu de cette terre Adélie déserte, que l’on est la seule espèce vivante à 400km à la ronde, on a l’impression d’être sur une autre planète ! Encore aujourd’hui, quand je regarde les photos, j’ai l’impression de n’y être pas allé, tellement l’endroit est improbable… irréel! C’était un voyage extrêmement fort, mais je pense que c’est un séjour qui a sans doute moins compté dans ce que je suis aujourd’hui, que d’autres voyages que j’ai pu faire à mes vingt ans ! Les voyages qui me marquent le plus ne sont pas forcément ceux les plus loin, mais ceux qui vont me faire évoluer, grandir, pour vous marquer à vie.
Parlez-nous de ce fameux voyage qui vous a marqué étant jeune…
C’était en Inde, il y a 25 ans. Je suis parti en trois jours, sur un coup de tête ! J’avais besoin de quelque chose de fort… Je me suis posé la question : « Quel est le pays qui me fait le plus peur ? » La réponse : l’Inde ! Sans rien savoir de ce pays, j’arrivais seul, en sac à dos, pour une durée indéterminée ! Il reste pour moi le voyage le plus incroyable que j’ai vécu, au point aujourd’hui de ne pas avoir envie d’y retourner de peur que ce soit moins fort… Chaque voyage amène quelque chose de très différent. Vous donnez dans l’instant présent et n’êtes rattaché à aucun statut; cet état-là est merveilleux !
On se retrouve face à des paysages tellement irréels, lunaires… le retour à la réalité a-t-il été dur?
Le retour n’a pas été brutal pour moi, car même après le voyage je baigne toujours dedans : avec la création de mon livre, les contacts que j’entretiens avec les personnes de la base, les retours que j’ai à la sortie du livre ou comme cette interview, je continue d’en parler. C’est un voyage qui ne s’arrête jamais vraiment finalement ! Et puis on a le temps de voir venir le retour, on rentre très lentement d’Antarctique (rires) !!
« Ce qui me marque en rentrant c’est l’odeur ; de la terre, des arbres, de la végétation et ses textures que l’on n’a pas en Antarctique. »
On ferme les yeux, puis le livre « La Lune est Blanche » et l’on s’imagine le retour à la terre ferme, au Port d’Hobart, en Tasmanie. Après à nouveau de longs jours en mer, l’Antarctique et ses longues étendues de blanc sont désormais loin derrière… On se laisse à penser aux retrouvailles, à notre lit douillet et aux souvenirs qui paraissent déjà irréels.
Sur le pont, l’océan comme unique paysage, on se laisse emporter par un doux parfum, celui des feuilles d’eucalyptus, qui monte directement à la tête. « C’est assez incroyable, car on se rend compte que l’Antarctique n’a pas d’odeurs… » L’œil, tantôt habitué aux variantes de blancs, revit face au vert vivifiant de l’herbe, de la végétation… finalement, de la vie.
« J’aurais aimé terminer mon livre sur un gros plan de l’herbe, car cette texture et cette couleur verte est ce qui m’a manqué en Antarctique. » Chose faite ici.
Merci à Emmanuel Lepage pour cet entretien… Et très bon anniversaire!