Articles, Interview

Matthieu Suprin: « J’ai un amour de l’humain qui est là. C’est pour cela que je fais des portraits. » 

À 40 ans, Matthieu Suprin nous offre avec sa troisième exposition « La croisée des chemins », un témoignage émouvant des habitants de Birmanie, du Cambodge et du Laos, qu’il a rencontrés en 2013, puis en 2015. Ses travaux reflètent également l’homme derrière son objectif : tout en authenticité et sans artifices. C’est toute la beauté de l’humain qui est mise ici en avant, une beauté à l’état pur, que l’on savoure et qui nous transporte.

Comment t’est venu cette passion pour la photographie ?

J’ai commencé la photographie à 33 ans, un peu par hasard, grâce à un collègue et ami. C’est un moment de ma vie qui n’était pas simple, que ce soit du côté professionnel, comme personnel. Je travaillais à l’époque en agence de communication et j’avais besoin de m’échapper un peu du quotidien. Mon ami directeur artistique s’est acheté du matériel photo et je l’ai suivi, en m’équipant du même boitier! (rires) J’ai un caractère de grand enfant ; lorsque j’ai un nouveau jouet, je fais tout avec et je ne le quitte plus ! C’est ce qu’il s’est passé avec mon premier appareil, je faisais des photos sur le trajet pour aller au travail, mais aussi à mon bureau : je prenais tout et n’importe quoi !

unspecified-6

Qu’est-ce qui t’a plu?

Nous avions une équipe très soudée et j’aimais profondément mes collègues. Je les ai pris instinctivement en photo, en noir et blanc, à chaque fois que j’avais un peu de temps libre au bureau. Il y avait un grand mur blanc près de mon bureau, ce que je trouvais particulièrement triste… j’y ai donc collé toutes les photos de mes collègues !

unspecified-14

Tu t’es orienté vers le portrait en N&B, pourquoi ce choix ?

Au début, je pense qu’il y avait un aspect de facilité, car l’environnement de lumière du bureau ne favorisait pas les couleurs. Avec le temps, je me suis rendu compte que je continuais de photographier en noir et blanc, parce que j’aimais vraiment ça. Je ne suis pas forcément très à l’aise avec la couleur et le paysage en général, car il y a un dénominateur commun : une grande quantité d’informations à prendre en compte. Le fait d’être proche de mes sujets et de les traiter en noir et blanc m’aide à focaliser l’attention sur une émotion particulière, que je voudrais voir se dégager de l’image.

unspecified-4

Pour toi, qu’est-ce qu’un portrait réussi ?

Pour essayer d’avoir un portrait authentique à mes yeux, je demande quasi systématiquement l’autorisation à la personne d’être prise en photo, parce qu’il y a quelque chose qui se crée à ce moment-là et qui selon moi est primordial dans le résultat final.

Je ne veux pas que les gens posent ; s’ils le font, cela ne m’intéresse pas et je ne prends pas la photo.  Je veux qu’ils se montrent tels qu’ils sont. Je mesure le trait d’authenticité de cette façon-là, par la permission qu’on me donne d’entrer dans l’univers et l’intimité de la personne.

unspecified-12

Quel est le plus dur, lors de cet exercice des portraits ?

Je dirais cette phase d’approche avec la personne que tu souhaites photographier, où tu  essaies de te montrer le plus simple et le plus humble possible dans ta posture, ton attitude et tes mouvements, pour entrer dans le processus d’acceptation et ce périmètre d’intimité recherché.

unspecified

Cette photo-là est assez représentative de mon discours. C’était un ouvrier du bâtiment à Phnom Penh, assis sur le rebord d’un trottoir, fumant son cigarillo. Je me suis assis sur le trottoir pour me positionner physiquement au même niveau que lui. C’est assez intuitif ces démarches. Il faut aussi savoir accepter les refus. C’est parfois les images que tu n’as pas prises dont tu te souviens le plus…

Y a-t-il la barrière de la langue ?

Systématiquement, mais ce n’est pas tant une difficulté en fait. Il peut y avoir une légère frustration au moment où tu as envie de connaître les chemins de vie des personnes que tu rencontres, mais c’est impressionnant à quel point le langage corporel te donne des accès. Il y a des choses qui sont assez universelles finalement, le sourire en fait partie, l’attitude respectueuse aussi. Tu as des codes universels comme ça qui te permettent de faire passer des messages relativement simplement.

unspecified-11

Comment choisis-tu les sujets que tu prends en photo ? 

Cette série sur l’Asie, qui est le résultat de deux voyages que j’ai fait étant encore salarié en agence, n’avait aucune base narrative et n’a pas été réfléchie: je photographiais des scènes de vie et des gens, de façon purement intuitive. Quand on est sur des situations de portraits, ce sont des traits physiques de visages un peu particuliers ou une lumière intéressante qui vont provoquer le déclic de prendre une photo.

Peux-tu me citer un exemple dans les portraits exposés ici?

Le barbu, avec sa peau extrêmement lisse. On dirait qu’il a une petite trentaine, mais son poil de barbe et ses cheveux lui en donne 15 ou 20 de plus ! Forcément, ce contraste est saisissant et en plus de ça il a un visage extrêmement apaisé. C’est un visage qui m’a interpellé, ce qui est souvent le cas sur les différentes situations.

unspecified-5

As-tu une préférence dans les sujets que tu photographies? 

Absolument pas. Pourtant, dans les faits, tu vas avoir en fonction des cultures et des tranches d’âge plus ou moins de facilités à prendre ta photo. Avec les enfants, c’est quasi gagné, car cela les amusent. Les personnes âgées, c’est la deuxième catégorie de personnes relativement abordables. Je pense que ce sont des personnes qui ont déjà un beau chemin de vie derrière elles, qui n’ont plus grand-chose à prouver, et qui s’assument. Les plus délicats sont les jeunes adultes et les adolescents. Dans ces pays-là, je pense, c’est la première génération qui est vraiment influencée par la technologie, dans les grandes villes en tout cas, avec un rapport à l’image très différent qui n’existait pas avant.

unspecified-2

Tu as deux sortes d’images exposées ici, en règle générale aussi ?

Il y a beaucoup de choses que j’ai réalisées a postériori sur mes photos, comme je n’avais pas de fil conducteur ou de volonté bien définie. Je me suis rendu compte sur tous les tirages verticaux que mes sujets étaient systématiquement centrés, comme une sorte de recherche esthétique. Dans ces situations de vie, j’avais inconsciemment besoin, pour mettre en exergue la beauté des sujets, de créer un certain équilibre dans l’image.

J’ai donc deux grandes typologies d’images : les portraits serrés et les scènes de vie, qui en général, sont celles qui marquent le plus, car il y a une narration supplémentaire et plus d’éléments à prendre en compte dans la prise de vue.

Une photo pour illustrer ces scènes de vie?

Le pêcheur par exemple. À chaque fois, tout le monde le regarde et se demande ce qu’il se passe. C’est une technique de pêche que j’ai observée au Cambodge, où il plonge sous son filet pour l’inspecter et le remonte à la surface à la force de son corps.

unspecified-3

Si tu devais choisir une photo ici qui t’émeut le plus ?

Pendant longtemps, j’ai cru que c’était « le Bain » (voir la première photo), mais je me suis recentré sur cette photo:

unspecified-7

« J’aime ce rapport à l’intimité avec un individu dans son environnement. »

C’est une image où il y a plein de détails, même si l’on est recentré sur une personne. Je l’aime beaucoup, car elle raconte beaucoup de choses. C’était au « marché Russe » de Phnom Penh, je vois cette femme faire la sieste au fond de sa micro boutique, avec ce visage tellement apaisé. Il y a énormément de contrastes dans l’image, entre son sentiment d’apaisement et le fait qu’elle soit complètement désarticulée, contrainte dans le peu d’espace qu’elle a. Il y a plein de micros détails; lorsque tu regardes de plus près, tu vois qu’elle est enceinte, et quand tu t’approches plus encore, tu vois qu’elle a les ongles peints de différentes manières. C’est une photo qui me touche, car elle est aussi très représentative des habitudes de vie dans les marchés. Les commerçants mangent, discutent, regardent la télé, font la sieste, etc. Ils vivent littéralement dans leurs boutiques.

As-tu une anecdote à me raconter sur un de ces portraits ? 

Oui il y a l’histoire de « La Coquette ». C’était au « marché Central » de Phnom Penh. Elle vendait quelques légumes, assise par terre, et avait un visage qui me parlait. Elle montrait un air assez joyeux, sans pour autant sourire. Je me suis assis à côté d’elle, j’ai demandé si je pouvais la prendre en photo et elle a accepté. À ce moment-là, elle avait son foulard sur la tête totalement en vrac… D’un seul coup elle le prit et le remit bien en place, en bombant le torse pour apparaitre à son avantage. Autant il y a un sentiment de pose que j’essaie de ne pas avoir, autant cela faisait tellement partie du personnage que j’ai gardé la photo ! Je l’ai donc appelée « La Coquette » !  Il y a beaucoup de fierté qui se dégage de cette femme, ce qui m’a touché…

unspecified-8

Quelle frustration peut-on avoir dans l’exercice du portrait ?

Il y a deux types de frustration selon moi : l’une, c’est face au refus d’une personne à se faire photographier. Là par exemple, j’ai dix visages qui me reviennent en tête de gens que j’aurais adoré photographier! L’autre cas apparaît lorsque l’image ne met pas suffisamment en avant toute l’intensité que tu as ressentie en partageant un moment avec une personne. Le portrait n’est pas un exercice facile, donc les bonnes images sont rares évidemment.

unspecified-3

As-tu un photographe en particulier qui t’inspire ? 

Sebastiao Salgado: la référence ultime pour moi! Je suis extrêmement ému rien que d’en parler. C’est un humaniste profond. Il ne travaille pas que sur le sujet humain. Il a une capacité à amener un degré d’esthétisme dans l’image, sans que ce soit forcé. Je suis un grand admirateur de son travail et de l’homme qu’il est.  Son humanisme, sa pureté de pensée et la façon qu’il a de retranscrire en image des scènes de vie me touche énormément.

page_su_salgado_genesis_06_1304111859_id_617868.jpg

Que retiens-tu de ces voyages en Asie? 

Définitivement l’intérêt pour l’humain. La gentillesse et la « belle » naïveté des peuples. Avant-même de commencer à voyager, je ne m’étais jamais vraiment posé la question de savoir pourquoi je prenais des gens en photo. Un jour, on me l’a demandé et sans savoir pourquoi, je me suis mis à pleurer avant de répondre : « parce que les gens sont beaux ». Cela paraît très naïf et bête, mais en même temps, je trouve que ces gens sont extraordinaires dans leur état naturel et dans leur authenticité. J’ai un amour de l’humain qui est là et c’est pour cela que je fais des portraits.

unspecified-5

« D’avoir eu la chance qu’on me laisse pénétrer dans des zones d’intimités, que ces gens-là m’aient permis de ramener un témoignage d’eux, je trouve ça particulièrement touchant. » 

 

Quel message veux-tu transmettre par le biais de cette exposition ?

Cet amour de l’humain, mais aussi ce respect qu’on se doit d’avoir par rapport aux autres, surtout quand l’autre est différent de nous, dans sa culture, son origine ou sa religion.

As-tu un nouveau projet en tête ?

Deux sujets me tiennent à cœur: l’éducation, dans son sens large, celle qui mène à la connaissance et l’acceptation de l’autre, et la consommation de notre monde, pour souligner l’importance d’une attitude de modération.

img_5954
Matthieu Suprin @CP Marion Gordien

 

Infos pratiques:

Site web de Matthieu Suprin : www.matthieusuprin.com

Exposition en ce moment : « La croisée des chemins » à la Galerie Art en Transe, jusqu’au 6 novembre 2016 – métro ligne 8 « Chemin Vert »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s