Partir 15 mois en Terre Adélie, soit à plus de 15 000 km de la France, Julien Vasseur, ornithologue, n’a pas hésité une seconde ! Après avoir postulé auprès du CNRS de Chizé, il part le 18 octobre 2015 en qualité d’écologue pour observer la faune. Deux mois après son retour d’Antarctique, il nous fait part de ses observations.
Pour quelles raisons as-tu postulé pour cette 66e mission sur la base Dumont D’Urville?
L’idée de pouvoir côtoyer dans le cadre de mon travail des espèces animales qu’on ne voit nul par ailleurs et qu’on peut difficilement approcher m’a plu ! Quand j’ai découvert qu’on pouvait choisir d’aller en Terre Adélie, je me suis dit :
« Quitte à partir dans un endroit, qu’il soit le plus loin possible et que ce soit dans des conditions climatiques et humaines uniques ! »
Quelle est ta mission sur place ?
En tant qu’écologue, je travaille sur toutes les espèces d’oiseaux présentes sur ces îles et sur les mammifères marin : les phoques de Weddell, les seuls phoques qui se reproduisent en Terre Adélie. On effectue des prises d’échantillons sur les espèces, on évalue leur succès reproducteur et on observe leurs comportements. Pour certaines espèces, on continue également le relevé des données des transpondeurs qui nous renseignent sur leurs déplacements en période d’alimentation ou de reproduction.

Quelles espèces d’oiseaux peut-on croiser en Terre Adélie?
Ici, il y en a peu. On dénombre neuf espèces qui viennent s’y reproduire: deux espèces de manchots : Empereurs et Adélie. La famille des procellariiformes (ordre d’oiseaux de mer), qui regroupe le pétrel des neiges, le damier du Cap, l’océanite de Wilson, le Fulmar antarctique et le Pétrel géant Antarctique. Enfin, deux autres espèces de laridés : le skua antarctique et subantarctique.
As-tu eu une formation sur ces espèces avant de partir ?
Après le recrutement selon notre formation et notre spécialité, on passe un mois et demi voir deux au centre de formation du CNRS. On fait par exemple de la bibliographie sur les espèces que l’on va étudier : il s’agit de bien connaître les périodes où elles arrivent, quand elles se mettent en couple, lorsqu’elles pondent leur premier œuf, le moment de l’éclosion, le nourrissage du poussin et son émancipation.
Il faut aussi connaître le terrain où l’on va, ainsi que toutes les îles de là-bas (Terre Adélie, l’archipel de Kerguelen, l’île de Crozet et l’île d’Amsterdam) où se trouvent les oiseaux. Les cas pratiques font également partis de l’entraînement : connaître les différents types de bagues que l’on pose, leur lecture et la manipulation des animaux, car une fois sur place, on n’utilise pas les mêmes sur les espèces terrestres et marines. On met des bagues en métal au niveau des pattes des oiseaux terrestres et pour les oiseaux marins, comme les manchots, on leur met un petit transpondeur sous la peau, l’équivalent d’une puce.
Ce marquage est donc essentiel au travail d’observation ?
Les bagues permettent de donner une identité à l’animal. À chaque fois qu’on va le contacter à un temps donné, on pourra connaître son identité, son parcours, s’il vient se reproduire. On va même pouvoir retrouver la « carte d’identité » de son partenaire, savoir s’il a choisi le même que l’an passé, s’il a eu un œuf ou si le poussin a réussi à s’envoler. Avec cette technologie, on a réussi à recréer des petits arbres généalogiques. Le seul inconvénient avec ces bagues en métal à la patte, c’est qu’il faut « recontacter » l’oiseau pour avoir les informations.

Lorsque tu arrives sur place, te bases-tu sur les données des années passées ?
On est un observatoire à long terme qui a plus de soixante ans ! Le but de ces travaux est de le faire perdurer. Chaque année, il y a des gens comme moi qui restent pendant quinze mois, qui continuent de faire ce marquage sur les animaux et de contrôler l’état des populations, de faire un dénombrement pour voir globalement quel est l’état de santé de ces animaux. Quand j’arrive sur place, j’ai déjà à ma porté tous les documents des années précédentes, sur papier ou informatique, et je peux voir les observations faites sur une espèce donnée. Je vais ensuite comparer mes données avec celles des années passées pour tirer une tendance, une évolution des populations : si c’est une bonne, moyenne ou mauvaise année pour l’espèce concernée.

Quelles tendances as-tu soulignées sur les conséquences du changement climatique par rapport aux espèces que tu étudiais (2015-2016) ?
Concernant le changement climatique, on ne peut pas vraiment avoir un jugement sur ce laps de temps, parce que les conditions sont très variables : on peut avoir un environnement qui change d’une année sur l’autre. Si on regarde sur plusieurs années ou depuis le début de l’observation en Terre Adélie (1956), on observe un phénomène d’englacement : sur cette partie, plus ça va et plus il y a de glace… De l’autre côté de la péninsule, c’est le contraire : on a un phénomène de déglacement très rapide et prononcé.
« Le problème est de savoir si ce changement climatique est trop rapide, et si oui, de déterminer si les espèces présentes vont être capable de s’adapter aussi rapidement… »
Quelle est l’espèce la plus menacée par ces changements?
Les données récoltées depuis plus de cinquante ans sur le Manchot empereur révèlent que cette espèce se trouve en danger pour les années futures à cause des changements climatiques. C’est l’oiseau le plus sensible à son environnement et celui qui a le plus de mal à palier à un changement brutal.
« D’ici 2100, si les conditions continuent de s’aggraver, cette espèce pourrait disparaître de la Terre Adélie… »

Les manchots empereurs ont besoin de la glace pour se reproduire. La présence de glace signifie pour lui celle de nourriture (krill) pour assurer sa survie et celle de son poussin. Sans glace, il ne se reproduit pas. À l’inverse, trop de glace signifie une chance quasi nulle pour la survie des poussins à naître… Ce sont des oiseaux qui se reproduisent sur le continent et qui vont s’alimenter en mer, donc plus il y aura de la glace, plus les distances à parcourir entre leur lieu d’alimentation et leur lieu de nourrissage sera grand. S’ils mettent trop de temps, leurs poussins mourront ; c’est malheureusement ce qui s’est produit en 2016…
« Plus de 75% des poussins sont morts cette année : soit 4000 poussins pour peut-être 200 qui ont survécus… »
Quand je suis arrivé avec l’Astrolabe en 2015, on était à quai au niveau de l’île de Pétrel. En fin d’été 2016 il était encore à 80km de l’île, donc les manchots faisaient au moins 80km pour aller s’alimenter en mer… Contrairement à 2015, lors de ma première année, on a eu le phénomène inverse : 3200 poussins sur environ 4000 ont survécus, du moins sont partis à la mer. Car une fois en mer, il y a toujours un taux de mortalité causé par les prédateurs.
Ne peut-on vraiment pas intervenir dans ce cas de figure… ?
C’est un problème d’éthique et personnel. Ces oiseaux-là, on les a vu arriver, se reproduire, on a vu leurs poussins éclore, on était tous les jours à coté d’eux… Sentimentalement parlant, on fini par s’attacher à ces oiseaux. Donc passer des journées à ramasser des corps, sachant que cela fait trois mois qu’on les suit, c’est très dur… Mais on ne peut rien faire. Même si on avait la volonté de sauver un poussin en train de mourir, nous n’aurions pas le droit d’intervenir, car c’est une espèce protégée. Si on le faisait quand même, on ne garanti en rien que l’oiseau survivra, car il a été abandonné par ses parents, qui ne reviendront probablement jamais dans la manchotière pour lui. Et si on le garde jusqu’à l’âge adulte, là par contre, il n’aura pas eu l’apprentissage naturel avec ses congénères… On ne sait donc pas comment il survivra en pleine mer, s’il s’alimentera normalement, retrouvera des congénères et se reproduira. À l’heure actuelle, on ne sait pas le comportement qu’aura un manchot empereur élevé en captivité et relâché en milieu sauvage… C’est trop complexe.
Qu’en est-il des autres espèces d’oiseaux ?
Avec les oiseaux, c’est différent, il y a d’autres variables. Ils arrivent à trouver à manger, car les oiseaux volants sont beaucoup plus rapides et peuvent parcourir des distances plus grandes dans un laps de temps plus court. Mais si on prend le pétrel des neiges par exemple, sa reproduction est très fluctuante… Il n’y a pas vraiment de tendances sur cette espèce-là : d’une année sur l’autre il peut avoir une reproduction prolifique ou être assez médiocre. Il va se mettre dans des cavités ; il suffit qu’il y ait une tempête de neige au mauvais moment (période d’incubation ou lorsque le poussin est petit) et celui-ci mourra. C’est un oiseau très sensible à son environnement, mais qui vit très vieux!

Quelle espèce vous a surpris le plus ?
Il y en a surtout deux, avec qui j’ai passé énormément de temps. D’abord le pétrel des neiges, un oiseau un peu plus petit qu’un pigeon, qui peut vivre jusqu’à 60 ans ! Encore cette année où je les ai recontactés, on a toujours le record d’âge maximum pour cette espèce-là. Elle est attendrissante dans sa loyauté au site et son comportement avec son partenaire.

Enfin le skua ; un oiseau extrêmement intelligent qui observe bien ce qui se passe autour de lui. Il va te reconnaître et interagir avec toi, avec les autres animaux environnant. Ce qui est assez rigolo, c’est que c’est lui qui t’accepte sur son territoire et pas toi qui t’impose. Il peut être assez bagarreur s’il n’a pas donné son accord ! Il aura tendance à venir sur toi, te donner des coups de becs, à te crier de dessus et t’inciter à partir… Il n’hésitera pas à te piquer des affaires et les emmener loin pour que tu ailles les chercher (rires). Il te fait comprendre que tu es chez lui.
« Cela prend une semaine voir quinze jours maximum, selon les individus, pour te faire accepter par les espèces d’oiseaux. Globalement ils finissent toujours par te reconnaître et savoir que tu ne leur veux pas de mal. »

Y a-t-il une journée type en tant qu’ornithologue là-bas ?
Cela dépend de la période de l’année que l’on prend : été ou hiver, l’emploi du temps n’est pas le même ! Pendant les deux mois d’été, l’archipel est dans une euphorie totale ; il y a toutes les espèces présentes qui se reproduisent. Tout va très vite…
« C’est la « course à la vie » : les espèces ont peu de temps pour se reproduire, donner la vie, alimenter/ former leurs poussins et vite repartir en mer avant que la glace ne revienne… »
Une journée type en cette période se résume à beaucoup de marche à pied (15 à 35km par jour). On va faire du dénombrement, par exemple compter le nombre de couples présents sur les iles, faire du contrôle de bagues, compter le nombre de poussins…

L’hiver, il n’y a plus rien… L’archipel est vide. Il ne reste que les manchots empereurs. C’est un travail totalement différent. On va essentiellement à la manchotière pour l’observation, le dénombrement et la lecture de transpondeurs, ou bien on se rend sur la banquise pour voir quels chemins les manchots empereurs prennent pour revenir à leur colonie. On est sur du travail en extérieur d’une durée maximum de 7h, dans des conditions climatiques extrêmes.

Quels sont les outils indispensables que tu utilises ?
Dans ce travail, l’appareil photo et la paire de jumelle sont vraiment les outils essentiels ! Parfois un individu va passer devant nous, on ne va peut-être pas avoir le temps de lire sa bague aux jumelles, alors on prend l’appareil photo et on le mitraille pour récupérer les informations.
En moyenne combien d’oiseaux sont répertoriés dans vos fichiers depuis la création de la base ?
Oula ! Si on prend depuis le début des recensements, on est de l’ordre de plusieurs millions d’oiseaux !

Pourquoi est-il important de continuer à suivre la faune dans cette zone ?
Pour la majorité des espèces présentes en Terre Adélie, elles sont propres à un seul milieu : on ne retrouvera jamais des pétrels des neiges ou des manchots empereurs nichés en Côte d’Azur, c’est impossible ! Elles se reproduisent dans ce milieu très sensible, qui subi très rapidement les changements qu’il peut y avoir, comme la hausse des températures. Pour mesurer ces changements en Antarctique, on utilise différents indicateurs : la météo, l’étude de la glace, des courants marins et la biologie des espèces.
« Mais pour ce qui en est réellement des impacts de ces changements sur la vie, ce sont les oiseaux qui vont nous le dire… »
On utilise ces espèces-là comme un baromètre : on voit clairement que les espèces réagissent directement à leur environnement : avec la présence de glace ou non, leur succès reproducteur, si les poussins atteignent l’âge adulte…
« Ce n’est qu’au long terme que les informations recueillies par individu et par population permettront de créer des modèles prédictifs sur l’avenir des écosystèmes marins et des espèces concernées. »
Si tu étais une espèce d’oiseau, laquelle serais-tu ?
C’est dur ! Elles ont toutes un trucs… Mais l’espèce qui m’a donné envie de faire de l’ornithologie est le balbuzard pêcheur ! Tout petit déjà, mon père me sensibilisait à l’environnement et avait l’habitude de m’emmener près d’un étang dans la Loire, où se reproduisait cette espèce. C’est un beau rapace qui m’a toujours fasciné dans sa prouesse à pêcher carpes et poissons, en rasant l’eau et plongeant d’une façon spectaculaire ! Je trouvais ça dingue…
Que retiens-tu de cette expérience passée en Terre Adélie?
J’en retiens beaucoup de choses ! Professionnellement parlant, c’était juste magique… J’ai eu une chance incroyable de côtoyer ces animaux. Au point de vu social, j’ai gagné une famille en or en allant là-bas. Il y a eu un gros élan de solidarité l’hiver, même si on était d’horizons totalement différents. C’est une expérience unique à vivre une fois dans sa vie. Le temps est passé beaucoup trop vite…
Souhaiterais-tu repartir… ?
Ah ! C’est la grande question… On peut toujours repartir dans un milieu comme celui-là, mais les choses ne seront pas les mêmes. C’est à usage unique… Ce qui est sûr, c’est que si je devais choisir entre rester l’été ou l’hiver, mon choix se porterai sur l’hiver ! Pas pour le côté professionnel, car quelles que soient les saisons, c’est le même bonheur.
« Pour le coté humain… L’hiver, c’est toute une ambiance particulière : c’est comme être sur une autre planète ! »
Quels sont tes futurs projets ?
Je suis revenu il y a seulement deux mois, donc pour le moment je ne me suis pas trop projeté… J’aurai un projet avec mon collègue Clément, au niveau de la photographie et de la vulgarisation de tout ce qu’on a pu voir à la base. On aimerait créer une exposition photo et faire un petit ouvrage, uniquement sur la faune et l’Antarctique. Un ouvrage qui mélangerait des explications sur comment vivent les animaux là-bas, mais aussi notre ressenti en tant qu’êtres humains, biologistes, face à ces spectacles, au jour le jour, durant 15 mois entiers !

Julien Vasseur :
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